Un « enfant de la guerre » commémore le
jour J
écrit par Nicholas Bader, 20 juin 2014
Lorsqu’on pense aux traces de l’Occupation qui évoquent jusqu’à nos jours les
aléas de la Deuxième guerre mondiale, quelles sont les premières choses qui
viennent à l’esprit ? Aujourd’hui, pour beaucoup d’Américains, les trous
d’obus à la Pointe du Hoc ou les nombreux objets militaires abrités dans des
mussés en Normandie rappellent dans un premier temps les évènements bouleversants
qui sont survenus sur le sol français à partir du 6 juin 1944. Mais il ne
suffit pas de songer uniquement aux champs de bataille, ni aux antiquités
matérielles ; en fait, pour moi, les vestiges les plus captivants du
dernier conflit mondial ne sont guère des « choses » ou même des
endroits, mais plutôt des personnes.
Pendant et peu après l’époque que
les historiens désignent les « années noires » (1940-1945) , à peu
près 200 000 enfants sont nés suite aux rencontres entre des Françaises et des
forces de l’Axe stationnées en France. Au lendemain de la guerre, les mères
coupables furent condamnées de trahison pour « collaboration
horizontale », autrement dit, le fait d’avoir couché avec l’ennemi. Certaines
passaient devant des tribunaux officieux de l’épuration avant d’être promenées
sur la place publique, souvent par des Résistants de la dernière heure qui les
ont battues ou dénudées. Par conséquent,
les « enfants de la guerre » ont grandi dans la grande honte et le
silence, étant les progénitures de l’ennemi allemand et d’une fille-mère, selon
la société française de l’époque, de mauvaises mœurs. Certains de ces victimes
d’opprobre ont dû faire face aux brimades morales et physiques à l’école ainsi
qu’au foyer, aux difficultés scolaires,
et même à l’exclusion des cérémonies
religieuses, pour ne mentionner qu’une poignée des souffrances.
Mais, étant donné les défis quotidiens d’une enfance si abominable,
l’activisme actuel des « enfants » (qui ont aujourd’hui à peu près 70
ans) pourrait surprendre. Réduits au silence pendant des décennies, ces individus
ont pu sortir de l’ombre et s’organiser dans les années 1990 et 2000 – d’abord
grâce à leurs propres initiatives, aussi bien qu’avec le soutien des médias,
des journalistes, et des historiens de plus en plus intéressés par leur
histoire. L’été 2013, j’ai eu le plaisir de déjeuner et de discuter avec Michel
Blanc et Daniel Rouxel-Ammon, le président et le président d’honneur
(respectivement) de l’organisation internationale Cœurs sans frontières (CSF). Ils
m’ont expliqué les objectifs de l’association.
Une association à plusieurs buts, CSF a des motivations humanitaires ainsi
que politiques. En premier lieu, l’organisation franco-allemande aide les
enfants de la guerre à entreprendre des recherches généalogiques auprès des
archives militaires à Berlin afin de retrouver l’identité du père disparu à la
Libération. Ce dernier, qui faisait partie de la Wehrmacht, a été souvent soit
rapatrié en Allemagne, soit tué dans les bombardements du Débarquement allié en
1944. Puisque l’identité du père représente
une partie intégrale de celle de chaque enfant, beaucoup d’entre eux éprouvent
aujourd’hui, 70 ans plus tard, un désir de combler ce qui leur manque.
Des adhérents à CSF tels que Daniel et Michel ont également joué un rôle
primordial dans la lutte pour la reconnaissance des « enfants maudits »
au niveau des états européens; leurs revendications politiques ont abouti en
2009 à une loi accordant la double-nationalité franco-allemande aux enfants de
la guerre qui peuvent fournir des preuves de filiation. Alors qu’il s’avère
très difficile de « prouver » qu’on est un enfant de la guerre, au
moins 85 y ont réussi, et Daniel Rouxel-Ammon en était le premier.
C’est peut-être pour cette raison que Daniel s’est fait inviter à témoigner
devant une grande foule lors de la première veillée de
la réconciliation franco-allemande au mémorial de Caen le mois d’avril dernier.
Autrefois victimes des rancœurs de l’après-guerre, certains enfants de la
guerre montrent aujourd’hui une vraie volonté de s’inscrire dans la longue
histoire du rapprochement franco-allemand, voire européen. En s’acharnant à obtenir la
double-nationalité, ces personnes se sont reconstruites en effet comme des
citoyens multinationaux, des embryons de l’Europe qui tiennent à leur origine.
Daniel ne se voit plus comme un enfant de la honte, malgré les injures de son
entourage quand il était petit. « J'ai pensé toute ma vie que j'étais un accident
de la guerre mais en réalité, j'étais un enfant de l'amour, il raconte. Un travail de résilience
s’opère, on surmonte ses blessures et il faut apprendre à aimer. »
Le 6 juin 2014 a marqué la 70ème
anniversaire du « jour J », c’est-à-dire le début de la Libération
alliée de la France. Le préfet de la région Basse-Normandie a invité Daniel à
assister à la cérémonie commémorative du
Débarquement qui a eu lieu au cimetière américain de Colleville-sur-Mer. Daniel,
lors de son voyage dans la région, a donc rendu hommage non seulement aux
troupes alliées qui ont débarqué sur les plages sanglantes, mais aussi aux
soldats allemands et aux civils français tués dans les violences. En fait, son
propre père Otto Ammon, Lieutenant de la Wehrmacht, a été frappé par un obus lors des
combats à la Libération. Le soldat allemand a contracté, par conséquent, la
typhoïde dans un hôpital militaire où il est mort le 11 janvier 1945. Au moment
des discours poignants des Présidents américains et français Barack Obama et
François Hollande, Daniel ne pouvait pas s’empêcher de penser à son père qu’il
n’a jamais connu.
Il est
important de noter que les « enfants de la guerre » issus de la
Seconde guerre mondiale ne représentent certainement pas un cas isolé. Les enfants entre civils et militaires
risquent d’être nés à chaque fois qu’une armée quelconque traverse une
frontière internationale ; tel était surement le cas lors de la présence
américaine au Vietnam dans les années 60 et 70. C’est pour cela que le groupe Cœurs
sans frontières est devenu membre d’un réseau plus grand qui s'appelle le Born
of War International Network (BOW i.n.).
Ce réseau se charge de regrouper et de
disséminer de l'information entre les associations des enfants de la guerre
dans d’autres pays européens qui se sont vus occupés. Ses objectifs politiques sont vastes. L’essentiel,
c’est que BOW i.n. exerce une pression sur le parlement européen
afin qu'il fasse des démarches sur une convention pour les enfants de guerre /
d’occupation. Cette convention, toujours hypothétique, protégerait ceux qui
vivent aujourd’hui et ceux qui seront nés, inéluctablement, dans les conflits internationaux
de l’avenir, avec l’espérance qu’ils ne connaissent pas les mêmes difficultés
en tant qu’enfants. Que ces revendications soient satisfaites aussitôt que
possible.
Trop souvent, mes condisciples
d’histoire aux Etats-Unis n’associent le jour J qu’avec les débuts de la
victoire alliée et l’écroulement du Troisième Reich. L’histoire de Daniel, de
la perte de son père, et de la souffrance de ces dizaines de milliers d’enfants
de la guerre nous exigent de réfléchir sur la signification de la
commémoration. Les festivités du 6 juin 2014 ne représentent pas la célébration
d’un triomphe éclatant, mais une exaltation de la paix qui l’a suivi, celle qui
a permis aux enfants de la guerre comme Daniel de s’exprimer après des
décennies de l’omerta.
* * *
Cet article de blog a été écrit par
Nicholas Bader, diplômé récent de Davidson College (Caroline du Nord),
spécialiste de français et d’histoire. Pour son mémoire de fin d’études, il a
recherché les enfants de la guerre nés en France. Si vous désirez un exemplaire
du mémoire, veuillez le contacter à nicholas.a.bader@gmail.com.
Pour les renseignements les plus approfondis sur les
enfants de la guerre, veuillez consulter :
Picaper, Jean-Paul, et Ludwig Norz. Enfants maudits : Ils sont 200 000, on les appelait les "enfants de
Boches." Paris: Syrtes, 2004. Imprimé.
Virgili, Fabrice. Naitre ennemi : Les
enfants de couples franco-allemands nés pendant la seconde guerre mondiale.
Paris:
Payot, 2009. Imprimé.
Pour plus
d’informations sur les initiatives de CSF et de BOW i.n., veuillez regarder les
liens suivants.
http://www.coeurssansfrontieres.com/
http://www.bowin.eu/
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